TEXTES
Je vis dans un bois de chênes de frènes et d’érables. J’y ai construit ma maison et mon atelier. Ou, plus exactement, j’y ai inserré ma maison et mon atelier. Le respect de ce lieu encore sauvage était la condition préalable à notre installation.
La construction fût longue et difficile, indissociable du cycle des saisons. Le temps nécessaire à l’accomplissement d’une mutation. La conjugaison des travaux à l’extérieur et de l’épuisement physique me rendit attentive et perméable à la nature autour, s’installa alors en moi quelque chose de très profond, un sentiment de compréhension et d’appartenance mélées.
J’ai glané des observations, des éléments de toutes sortes, et pris des notes.
Les « Chroniques de la Forêt » sont la mise en ordre de cette collecte.
C.F.
Le dragon
La première fois que j’ai vu le dragon, il flottait au dessus de l’atelier, je n’avais plus ses yeux en ma possession, je m’en étais débarrassée depuis peu en les jettant dans la rivière. Il les avait certainement retrouvés.
Il s’est disloqué dans le ciel en quelques minutes. Gris et blanc, et puis tout bleu.
Pourtant il s’était déjà manifesté bien des fois.
Je l’avais entendu un jour de grand vent, un long mugissement qui avait tournoyé longtemps au bout du monde.
J’avais aussi surpris son souffle sur la montagne haute, en traversant la passerelle j’avais tourné la tête au bon moment , flash jaune entre les arbres suivi de rien, si ce n’est de mon attente.
Ciel de plomb.
Il y avait eu aussi ce trajet de nuit dans le brouillard, deux ans auparavant. Peur .
Il s’était installé bien lové sur les collines depuis quelques jours, comme il lui arrivait de le faire, étouffant sous son poids tout en dessous. L’amie que j’étais allée visiter le savait, elle aussi. En partant, il s’était dressé au milieu du chemin sous la forme d’une ombre noire grandissante. Ma raison se brouilla ; puis il s’est lentement déplacé sur la droite à mesure que les phares de la voiture derrière moi se déplaçaient sur la gauche, me laissant le passage . Gone again. Envolé .
Vigilance m’avait-elle dit.
Une fois, il m’avait suivi 2 jours durant, ondulant dans l’air chaud, me prologeant indéfiniment comme une banière. J’étais invincible ; je rassemblais tous les siens. Victoire au Maahjong.
Puis il y a eu cet après midi d’août où j’ai dû l’affronter à l’entrée du tunnel, j’ai serré le volant, et c’est passé…
C’est après que j’ai pris la décision de lui rendre ses yeux; ça devenait dangereux, tout partait en vrille. A l’époque, je n’avais pas le temps de les apporter sur la montagne, ni au bout du monde ; je ne sais pas pourquoi je les ai confiés à la rivière, peut être par précaution, une fois engloutis par l’eau, je n’y pouvais plus rien, et personne à part lui ou les poissons ne les trouverait. Rien à craindre des poissons.
D’ailleurs je les avais trouvés par hasard, sur le trottoir d’un petite ville plus au nord, à quelques mètres l’un de l’autre. Je savais ce que j’avais trouvé, je les avais tout de suite reconnus. En fait, je sûs pourquoi le lendemain matin, quand on m’ apprit qu’à ma naissance le dragon était stationné dans le grand ciel de décembre, juste en dessus. J’ignore comment il les avait perdus. Ils m’ont accompagnée longtemps, de poche en poche.
Depuis, les arc-en-ciel sont revenus.
Collecte de Février 2007 à septembre 2009
L’arbre abattu
Je considérai l’arbre abattu avec stupeur. Il était évident que ce n’était pas de notre fait.
Si nous l’avions décidé , et ce seulement après avoir épuisé toutes les alternatives possibles, nous aurions pratiqué le rituel sacrificiel alors en vigueur et que l’on doit à toute chose vivante . Nous lui aurions demandé pardon, puis nous l’aurions fauché au ras de la terre, dans son sommeil, c’est à dire en hiver, et enfin débité cérémonieusement, parmi les vapeurs d’essence et les fumées. Il aurait plus tard achevé son existence moléculaire dans notre poële, et nous aurait ainsi insufflé ses dernières particules d’énergie.
Or cet arbre qui était encore un arbre-enfant était situé au cœur du bois, au milieu de beaucoup d’autres et avait été exécuté sommairement à la machette ou à la hache, au début de l’ été, sa triste dépouille laissée sur place, feuilles vertes racornies au soleil.
Braconnage sordide. Vengeance arbitraire.
Un nom nous serait révélé l’hiver suivant, dans le crépitement du feu.
Quant à la forêt, elle allait certainement en prendre acte.
Collecte de fin juin 2008.
Leur chant s’est modifié. Comme chaque année il a suivi la même grande ellipse.
Répétitif dans le bleu, mécanique, impéccable . A la confusion brune de l’hiver succèdera inévitablement une précision sonore et joyeuse.
Ils resteront néanmoins insaisissables. C’est leur nature même. On ne peut saisir leurs contours dans leur inégrité. La capture s’avère parcellaire et fugace, et ils échapperont toujours à notre avidité de prédateur. Ils sont voués à une perpétuelle disparition.
Lorsqu’ils se figent, ils sortent du temps, et échappent encore. Nous croyons les saisir enfin , mais c’est oublier qu’ils sont « anima ». Lorsqu’ils se figent, ils ne sont plus.
Effacement.
Leur pelage suivra bientôt le même processus, le gris tombe, laissant place à un velours ras et lisse d’un rouge éclatant. Les longs poils seront emportés par le vent, et ensuite, plaqués par la pluie se mêleront à la terre. D’autres s’accrocheront dans les ronces, où ils seront récupérés par les petits becs agiles, et ainsi, retourneront au nid.
Collecte de 2008 à 2013.
Un matin, je pris conscience que la forêt s ‘était resserrée autour de moi. Tout était soudain plus près, les arbres, les oiseaux, les insectes, les pierres. Tout était plus distinct, plus clair. Je ne sais pas exactement quand ce processus avait commencé, mais le fait est : la forêt avait fait un pas vers moi. J’interprêtais ça comme une forme d’adoption, de reconnaissance.
La nuit qui suivit, je me suis tout de même demandé si ce n’était pas moi qui avait grandi. La nuit quand je ne dors pas j’ai pris cette habitude de grandir, c’est facile, il me suffit de pousser les limites de mon corps là où vont mes yeux, j’emplis ainsi un espace plus grand, en contrepartie je deviens plus poreuse. Je traverse tous les obstacles, j’absorbe tout sur mon passage, la maison d’abord, les arbres ensuite, jusqu’à l’air libre, puis je reprend ma taille normale au petit jour. Reste alors une sorte de boue, de limon fertile constitué le plus souvent d’un bric à brac céleste et végétal. La forêt serait entrée en moi par ce biais là.
Collecte du printemps 2012.
Du monde souterrain
« La lumière a été la première à disparaître. Je l’ai regardée s’effacer sur les parois. Jaune d’abord, puis rouge, puis de plus en plus sombre jusqu’au noir sidéral. Les sons, eux, ont perduré longtemps. Au début j’entendais distinctement leurs voix, le raclement des pas sur la roche. Au fur et à mesure qu’ils s’éloignaient, ils devenaient plus confus, mais curieusement, par effet de l’écho, occupaient plus d’espace. Ils m’indiquaient une distance grandissante. Ils ont fini par céder eux aussi, et le silence s’est installé. J’ai pris alors conscience que je venais de perdre non seulement tout l’espace autour de moi, mais également le temps tel qu’on le mesure à la surface. J’entrepris alors d’instaurer un nouveau comput qui me serait propre, basé sur la seule certitude qui me restait, le rythme de ma respiration, et décidais que le chiffre mille serait la limite à ne pas dépasser.
Tout en comptant, je me remémorais le trajet à l’envers, jusqu’à la sortie.
Le froid fit son apparition.
J’étais dans la nuit polaire et j’attendais le retour du soleil, et je rejoignais tout à coup toutes ces créatures du Nord et du Sud qui vivent la moitié de leur vie dans l’attente d’un hypothétique retour, contraintes à une confiance cosmique.
A 135, je perçus quelque chose qui n’était pas encore un son. Encore quelques respirations et les chocs sur la roche d’abord, très loin, très sourds, puis le bruit de leurs voix de plus en plus clair.
Je regardais vers le haut, à l’endroit où la lumière avait disparu, elle va revenir par là c’est sûr, et ce sera le jour, à peine rouge, puis orange et jaune, puis bleue… »
Collecte du 24 juillet 2014