L'OMBRE DE LA FORÊT
Bibliothèque Haroun Tazieff - Octon
Mars 2020
- Tu l’as déjà vue, toi, la forêt ?
- Non…mais on m’en parlait souvent, mon grand père surtout, il avait participé à la construction du mur.
- Moi j’y suis allé, une fois. On était chez Thomas, il habitait là haut à l’époque. On m’avait dit que derrière le mur, elle était là, la forêt. Un jour, ils étaient tous descendus à la centrale, moi, je leur ai dit que j’étais trop fatigué, à cause du changement des rotations. Je suis resté seul dans la maison, et je me suis sauvé….J’ai couru jusqu’au mur. ça aurait pu mal se terminer mais la patrouille venait juste de passer, et puis c’était plus fort que moi, ça faisait tellement longtemps que j’y pensais…j’ai toujours su que là bas je trouverai quelque chose. Je l’ai escaladé, le mur, à un endroit où les barbelés étaient complètement rouillés, jusqu’à en être usés, et puis j’ai sauté de l’autre coté…
- …..?
- C’était donc ça… d’abord un amoncellement de feuilles où je m’enfonçais jusqu’aux mollets... Ça craquait et bruissait de partout au moindre mouvement… je ne savais pas ce qu’elles devenaient quand elle tombaient, en fait elles restaient là, un épais tapis, tout sec.Quelque chose m’a saisi, m’a rempli les narines et la gorge, je suffoquais. Je crois que c’était le vent, il charriait et modulait une odeur âcre, puissante qui venait du sol et dont personne ne m’avait jamais parlé. Le tapis cachait son lent et voluptueux pourrissement. J’étais abasourdi par la profondeur de cette odeur. Je levais les yeux…tout était immobile et mouvant à la fois, les feuilles et la lumière et l’ombre des feuilles sur le sol. Et tout ça était chaotique et saisissant. J’ai vu des fleurs aussi, des vraies fleurs ! C’est fragile tu sais, à peine on y touche, elles se brisent et tombent en morceaux blancs sur le sol. Puis il y a eu ces deux yeux enfoncés au fond d’une grande ombre, un air d’avoir tout compris. Je croyais que les animaux n’existaient pas. Qu’ils avaient été inventés pour nous faire peur ou nous faire rire…depuis combien de temps il était là, à m’observer ? Après j’ai cherché dans les datas de la bibliothèque, un ours ça s’appelait. Il a émis un son très grave du fond de sa carcasse brune, et qui a résonné longtemps ; son nez était animé d’une vie propre, comme je m’étais empli de l’odeur des feuilles et de la terre, il s’emplissait de moi en retour, …et il savait tout ! il a soufflé puissamment, sans doute pour me rendre ce qui ne l’intéressait pas, et son gros cul a disparu dans l’ombre. Après, il y a eu ce claquement répété qui m’a fait lever la tête, quelque chose volait de branche en branche… je l’ai à peine vu, c’était clair et léger, mais ce n’était pas un drone… et puis cet éclair fulgurant, furtif, orange et touffu sur ma gauche. Des oreilles triangulaires, un museau pointu, un air d’avoir tout manigancé…Tout juste un coup d’œil vers moi et il a continué son chemin en trottinant…
Le soir tombait et j’étais ébloui… je suis vite rentré à la maison, de l’autre coté du mur, avant le retour des autres. Je n’aurais pas su comment leur dire…en fait, je n’avais vu que des reflets et des ombres vacillantes….j’étais incapable d’y mettre des mots.
Plus tard dans la nuit, j’ai compris que j’y étais encore dans la forêt …. Et d’une certaine manière je n’en suis jamais revenu.
Un renard, ça s’appelait…Je me demande ce qu’ils sont devenus après tant de temps…et maintenant que la forêt a disparu…
C.F. février 2020
Ours- 2020
160X210 cm. Mylar brûlé.
Renard- 2016
160X210 cm.Mylar brûlé
Autoportrait. 2016.
Dessin au graphite et papier brûlé
Lettre aux animaux ( premier confinement)
Que devenez vous, entre ces murs ? Moi qui suis murée dehors, et qui tourne autour de vous, moi qui vous ai imaginés, puis créés, puis installés là, puis laissés là, avec le désir impérieux que d’autres que moi comprendront ce que vous avez à leur dire, moi donc, de ce côté du mur et vous à l’intérieur, sans plus aucune possibilité d’accomplir votre mission, qui est d’entrer dans l’esprit des gens en passant par leurs yeux et d’y déposer comme un germe, à peine une lueur, afin qu’ils n’oublient pas que vous existez, que devenez vous dans ce sanctuaire dédié au papier et devenu zoo pour l’heure ? Vos nuits sont semblables à vos jours, j’imagine, et moi je suis à l’air libre, sous le grand cycle du ciel dans la forêt qui vous appartient, et je vous cherche malgré tout, dans ma mémoire et sur les sentiers, et je sursaute à chaque craquement de branche avec l’espoir secret de vous retrouver, et je vous retrouve alors, enfin en paix, enfin seuls, sans nous, dans le royaume qui est le votre, libres de vos vagabondages, de vos jours et de vos nuits, libres de vous aimer, de vous multiplier, de vous combattre et de vous dévorer, et de reprendre le rang qui vous est dû.
Il aura fallu cette partition de l’espace, par cet acte de magie pure, vous dehors nous dedans, vous dedans et moi dehors, pour retrouver un ordre ancestral, éternel, finalement…
C.F. 21 mars 2020